« Replacer la question de la solitude dans une réflexion globale et communautaire » : rencontre avec Magrit Coulon

23 janvier 2024

Dans le cadre d’un projet de théâtre documentaire, l’artiste Magrit Coulon recueille des témoignages autour de la question de la solitude. Arte-Fac est parti à sa rencontre pour en apprendre plus sur son projet. Retour sur un moment d’échange bienveillant et enrichissant autour d’un sentiment universel, qui reste pourtant encore un non-sujet.

1. Pouvez-vous vous présenter en quelques lignes ?

Je m’appelle Magrit Coulon, je suis d’origine française et je suis venue à Bruxelles pour faire des études de mise en scène à l’INSAS, une école de théâtre. Depuis, j’y travaille.

Mon premier spectacle s’intitule « HOME – morceaux de nature en ruine ». C’est un projet de théâtre documentaire sur les maisons de retraite, et les personnes qui y habitent. C’était mon projet de fin d’étude, qui a été monté en format spectacle en 2020, et a remporté le Prix Maeterlinck de la critique, catégorie Meilleure Découverte.

En parallèle, j’ai fondé avec Bogdan Kikena la compagnie “Nature II”.

Nous avons créé un autre spectacle, intitulé « Toutes les villes détruites se ressemblent », qui raconte l’histoire de deux gardiens de musée, et s’intéresse à notre rapport à la mémoire aujourd’hui. C’est un travail in situ, pensé pour des espaces non-théâtraux. « L’avenir », qui est encore un titre provisoire, est notre troisième projet en cours.


2. Vous avez lancé un appel à projet sur le thème de la solitude et de l’isolement. La solitude est un sentiment très intime, qu’on a déjà toutes et tous ressentie mais qui n’est pas toujours facile à exprimer. Comment amenez-vous les personnes à se confier ?

Cela prend le plus souvent la forme de discussions en tête à tête. L’idéal est d’être dans un endroit calme, où on se sent bien, et d’avoir une grande plage de temps. C’est très important, car si on regarde sa montre, ça interrompt souvent le fil de la réflexion. Ce sont des conversations (et pas des questions auxquelles répondre) car ainsi les associations d’idées se font plus librement. C’est aussi important de ne pas avoir peur du silence, car parfois, on pense avoir fini de dire ce qu’on voulait
dire, et en laissant résonner les choses, quelque chose nous vient en plus.

C’est difficile de parler de la solitude directement. Elle est évidente dans notre expérience, mais souvent difficile à mettre en mot. L’idée, lors de ces entretiens, n’est pas forcément d’amener une réflexion générale sur l’idée de solitude, mais au contraire, de chercher comment elle se fait sentir au quotidien, ou quels souvenirs sont attachés à cette idée. Quelle est ta routine ? À quel moment dirais tu que tu as ressenti la solitude pour la première fois? Ce sont plus des choses de l’expérience intime qui m’intéressent.

3. Quelles formes prendront les témoignages ?

Dans notre vie de tous les jours, il y a une telle prédominance de l’image, que je trouve important que le théâtre reste un espace où chacun·e puisse projeter ses imaginaires. Ecouter une voix sans avoir le visage de la personne qui parle, c’est avoir la possibilité d’écouter de manière plus précise. Une voix toute nue, c’est ce qu’il y a de plus intime, de plus personnel.

Les témoignages seront anonymes.

Dans mon précédent spectacle, les extraits audio (provenant de discussions avec les résident·es du home) étaient pris en charge en playback par les trois acteur·ices au plateau. Le playback est un outil qui donne l’illusion de paroles immédiates et qui permet d’assumer complètement le document. C’est un possibilité dans ce spectacle aussi. Ou bien, ils seront diffusés, simplement, peut-être dans une radio sur scène.

4. Comment montrer la solitude sur une scène de théâtre ?

C’est tout le défi de ce spectacle. J’ai choisi de ne pas raconter une histoire de solitaire, comme on aurait pu le faire avec des figures comme Robinson Crusoë et Emily Brontë par exemple, mais de travailler sur une communauté de solitude. Des gens seuls, qui se retrouvent dans un espace qui pourrait ressembler à un café, et qui essayent d’être ensembles, encore un peu. On s’intéresse aux tentatives d’aller vers l’autre, à ce risque là. Ça passe par des choses quotidiennes, des petites mises
en scène de soi aussi. À quel jeu on accepte de jouer tous et toutes ensembles ? Le jeu du travail, le jeu de la réunion. Comme si on faisait toujours un peu semblant de connaitre les règles.

L’intérêt de faire de la solitude le sujet d’un spectacle de théâtre, c’est de pouvoir travailler avec ce que le théâtre a de plus propre : une communauté de solitude éphémère, qui est celle du public.

Mark Fisher, un théoricien et essayiste anglais, a beaucoup écrit sur la dépression et dans quelle mesure la maladie mentale n’est pas de la responsabilité individuelle. Vu qu’elle est causée par une société malade, il se demande comment elle peut et doit aussi être prise en charge par la société. En fait, ce n’est pas de ta faute si tu ne vas pas bien. C’est ça que j’aimerais réussir à faire à travers le projet : remettre la question de la solitude dans une réflexion globale et communautaire. 

L’idée du spectacle est ainsi de travailler sur une communauté de solitude. Le rapport à la sociabilité serait aussi abordé. Il y aura un travail sur la polyphonie qui sera fait. Pour moi, c’est une traduction théâtrale d’une tentative d’être ensemble. Chacun a sa voix qui, mis ensemble, produit quelque chose de très beau. 

5. Votre première pièce « Home – morceaux de nature en ruine » est née de la rencontre avec des résident.e.s dans une maison de retraite de Bruxelles. Des personnes en situation de fragilité voire même d’isolement. Un thème donc, qui semble vous tenir à cœur. Comment cet appel à témoignage s’inscrit dans la continuité de vos autres pièces ?

Le point de départ intime de “Home”, au-delà de l’envie de questionner ce lieu, et de faire entendre les voix de celles et ceux qui y habitent, venait aussi de ma peur fondamentale de la mort. Il me semblait que les personnes âgées (en tous cas beaucoup que j’ai rencontré, et mes grands-parents en premier) avaient un rapport beaucoup plus tranquille à ça. Je crois qu’il y avait donc aussi une envie de percer le mystère de cette tranquillité-là.


D’une certaine manière, la question de la solitude est aussi une variation autour de cette thématique. On a peur de la vieillesse, comme on a peur de la solitude, parce que ces deux états d’être, ces deux sensations, nous renvoient à l’idée de la mort. Et avec la rationalisation scientifique, rien n’est fait pour nous rassurer sur un après. C’est comme si notre perception de la vie s’était raccourcie, en perdant la croyance en un au-delà.

6. Pourquoi s’intéresser à la question de la solitude ?


Que ce soit pour HOME ou ce spectacle qui arrive, l’idée est de se saisir d’un phénomène contemporain, même si on a encore peu de clé pour le penser. Cela fait sans doute des milliers d’années que les gens se sentent seuls, mais depuis cinq ans, on nomme des ministres de la solitude, comme en Angleterre ou au Japon. La solitude comme phénomène sociétal actuel a plein de raisons d’être. La représentation de la solitude est plutôt négative et c’est ça que je voudrais questionner. L’idée n’est pas de dire que la solitude, c’est bien ou c’est mal. Il y a en plus une différence entre la solitude et l’isolement car on peut se sentir seul.e au milieu d’une fête, avec ses ami.e.s ou dans sa famille. C’est le sentiment de solitude, qu’on peut définir comme l’écart entre ce que tu voudrais que tes relations soient et leur réalité, qui m’intéresse.

7. Pour conclure, quel est votre propre rapport à la solitude ? 

Ce projet s’inscrit dans la continuité de “Home” mais vient aussi d’une expérience douloureuse au moment du confinement. Le fait d’avoir vu les conséquences de l’isolement sur des proches et sur leur santé mentale – car il y a une corrélation très forte entre les deux – m’a touché. Avec le covid, c’est comme si l’autre était devenu un danger et le fait d’aller vers l’autre, un geste immense. C’était comme si tout ce qui était évident avant comme rapports quotidiens (de voisinage, de quartier) était devenu étrange. Même dans les amitiés proches, il y a quelque chose comme une évidence de la relation sociale qui s’est abîmée par l’expérience de l’isolement.

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